Vous l’aurez sans doute remarqué, la plupart de nos ouvrages sont exclusivement publiés et vendus sur Amazon. C’est un choix volontaire de notre part.
En effet, s’il existe un débat sur le phénomène de l’édition en ligne. Si les anti-Amazon montent régulièrement au créneau contre ce “grand satan” qui tue les petits commerces, il n’en reste pas moins que les choses sont à nuancer. Quoi de plus parlant qu’un exemple pour illustrer cela, un cas vécu, non anecdotique.
Amazon ? Jamais, je ne travaillerai avec eux !
Un matin, en plein confinement, je me suis rendu chez un nouveau libraire situé à quelques cinq petits kilomètres de chez moi. Les murs sentaient encore bon la peinture, les étals étaient remplis, et le visage du commerçant – appelons-le Tarik – arborait un sourire radieux. Il faut souligner le courage du bonhomme : ouvrir en pleine disette, à l’heure où les réseaux sociaux et les chaînes d’information tenaient le haut du pavé, il fallait en avoir du cran. Peut-être n’avait-il pas le choix. Bref, je furète dans les rayons – c’est déjà une belle librairie – et m’attarde dans la section roman. En bonne place figurent des noms connus : Musso, Levy, Nothomb, Thilliez, Grangé et quelques auteurs “bankable”. Si je comprends vite que je ne suis pas à la bibliothèque communale et si mes héros (à moi) ne sont pas présents (Le Carré, Forsyth et les autres), je reconnais l’intelligence commerciale du libraire.
Je m’offre deux ou trois magazines (dont Lire et Le nouveau magazine littéraire, histoire d’annoncer la couleur), et je me dirige vers le comptoir. Encore un paquet de chewing-gum, goût Marlboro, et un truc à gratter, et je me lance : Avec quel distributeur travaillez-vous ? La réponse est parfaite, je connais bien la boîte de distribution dont il parle et les tarifs qu’elle pratique. Je fais bifurquer la conversation, sans sifflet et sans bâton, et lui propose de lui laisser en dépôt quelques exemplaires de mon dernier roman. Le type, le regard sceptique, accepte. Je fonce vers le coffre de ma voiture – dans lequel je stocke toujours cinq ou six exemplaires sous cellophane de mes deux derniers ouvrages – et reviens dans la librairie en affichant le même sourire que le sien.
Du dépôt vente uniquement.
Avant même d’avoir lu la quatrième de couverture, le type donne le ton. Il ne paie la marchandise que lorsque les exemplaires sont vendus. Je lorgne vers le présentoir à bonbons (ici on dit des chiques), et lui demande si son fournisseur de friandises accepte, lui aussi, ce genre de conditions. Je vois la peau s’empourprer autant qu’elle le peut, et Tarik ne dissimule pas son embêtement. Soit. Il finit par tourner le bouquin dans tous les sens, lit quelques passages, sourit même jusqu’à ce qu’il se fige devant la dernière page. “Printed in Germany by Amazon Distribution”. Le ton change. Le regard s’assombrit un peu. Il n’est pas véritablement colère, mais une sorte de réflexe venu de je ne sais où le pousse à se braquer. Amazon… le nom de Satan est révélé.
Ils tuent le commerce. Ils nous tuent. Et ils vont vous tuer aussi.
L’échange fait tanguer nos mots. La houle anti-impérialiste s’empare de Tarik. Tout y passe. Je ne juge pas ni sur l’instant ni en écrivant ces lignes. Tarik est simplement mal informé. Je reprends depuis le début et lui fais la démonstration suivante :
Sachant qu’un auteur “doué” obtient approximativement 15 % de droits d’auteur sur le prix de vente d’un livre, qu’il n’a aucun contrôle sur le nombre d’exemplaires vendus, qu’il est payé jusqu’à dix-huit mois après la vente du livre, quand il l’est ; qu’il paie ses propres exemplaires à 85 % du prix de vente ; qu’il se tape les salons et les autres mondanités. Sachant que le libraire touche – dans le meilleur des cas – 20 % du prix de vente d’un roman ; qu’il doit donc reverser 80 % au distributeur, qui lui même en reverse environ la moitié à la maison d’édition ; qu’il doit gérer son stock et renvoyer les invendus. On peut donc en conclure que l’auteur, sans qui l’oeuvre n’existerait pas, est lésé et que le libraire dépend des catalogues et des collections, et que les frais de stockage sont à sa charge.
Voilà, en résumé, ce que le gentil monde de l’édition classique propose. Au final, pour un roman à 20 euros, l’auteur “pourrait” toucher 3 euros douze ou dix-huit mois plus tard, ne chipotons pas. Et le libraire, sur qui la vente repose, 4 euros. Tarik est joyeux avec cela. Je lui explique donc pourquoi j’ai choisi Amazon, chiffres à l’appui, sans évoquer la liberté éditoriale et tous les autres avantages non monétaires.
Je ne savais pas.
Voilà comment cela se passe pour un livre broché publié et non-vendu sur (le diabolique) Amazon d’un montant de 20 euros. En toute transparence. L’auteur achète l’exemplaire à 3 euros. Pour ce prix, il reçoit les exemplaires livrés chez lui ou à l’endroit de son choix. A ce stade, la marge est de 17 euros. L’auteur se rend chez le libraire, une pile de bouquins sous le bras. L’auteur propose ses livres, en dépôt vente ou pas d’ailleurs. Il propose au libraire une marge honorable qui consiste à partager la marge brute en deux. Ainsi, le “méchant” Amazon a gagné 3 euros, le libraire 8,5 euros. Quant à l’auteur, la perception de 8,5 est (presque) immédiate, non soumise à des tableaux Excel douteux et aux promesses de virement.
Ma discussion avec Tarik se solde là. Je lui propose de vendre uniquement des “chiques” et des friandises. C’est bien plus rémunérateur. Aider un auteur, un producteur, c’est possible de nos jours. Le circuit court existe aussi pour la culture. Cela n’empêche pas, avec tous les moyens dont nous disposons, de lire aussi des auteurs étrangers, traduits. Je quitte la librairie et au moment de refermer la porte, Tarik me lance : “Merci. Laissez-m’en une dizaine”. Je lui rétorque, sous forme de boutade : “Je n’arrache pas la page Amazon”. Il me répond : “Bien sûr que non”.
Alors, la prochaine fois que vous achèterez des bonbons, biens meilleurs que les fleurs qui sont périssables, pensez à cette histoire du libraire qui n’aimait pas Amazon.
Alexandre HOS.